Roman-feuilleton : 50 ans de luttes – chapitre 2 : le Local populaire
Textes et analyses | 13 mai
En 2020, le MAC de Montréal fête ses 50 ans. Pour souligner cet heureux anniversaire et découvrir la riche histoire de notre organisme de défense des sans-emploi, nous publions le roman-feuilleton Le MAC, 50 ans de lutte. Chaque mois, deux (2) nouveaux épisodes pleins de rebondissements vous seront proposés.
Découvrez dès aujourd’hui le deuxième chapitre : le Local populaire. Au menu cette semaine : occupations de bureaux de chômage, guirlande en papier toilette et alliances avec les fonctionnaires fédéraux.
LE LOCAL POPULAIRE (1972-1974)
Comme nous l’avons vu au chapitre précédent, la Maison du chômeur ne rouvrira finalement jamais ses portes. Ces acteurs continuent cependant à s’impliquer dans les groupes populaires et les réseaux d’entraide du Sud-Ouest de Montréal. Rappelons que ce secteur est alors frappé de plein fouet par la désindustrialisation. L’ouverture de la voie maritime en 1959 entraîne la fermeture des usines du Canal Lachine, causant un appauvrissement encore plus grand des quartiers ouvriers bordant le canal.
En juin 1972, le Front populaire du Sud-Ouest de Montréal est fondé pour revendiquer la réouverture de nombreuses écoles primaires francophones dans le secteur. Les (maigres) archives attribuent la création de ce front populaire à…Jean Pilon, personnage central de la Maison du chômeur. Peu de traces subsistent de cette époque, mais il semble que, outre Pilon, plusieurs des membres de la Maison du chômeur se soient retrouvés au Front populaire du Sud-Ouest de Montréal.
La lutte pour l’accès à l’éducation des enfants de familles ouvrières s’élargit ensuite. Le Front populaire devient en octobre 1972 le Local populaire, qui a pignon sur rue dans le quartier Ville-Émard, d’abord au 5771 Hadley, puis au 6401 Monk.
La mission de l’organisme est plurielle et souple; elle répond concrètement aux problèmes de pauvreté de la population ouvrière du Sud-Ouest, à travers sa cuisine collective, ses ateliers de planification des naissances ou son aide pour les problèmes de logement. On y organise des tribunes publiques dans les parcs pour que le « monde ordinaire » puisse venir parler de leurs problèmes et communiser leurs réflexions et expériences[1]. Un service de reconnexion artisanale après un débranchement d’Hydro-Québec pour non-paiement de facture y aurait d’ailleurs été offert.
Les deux porte-paroles du Local, Jean Pilon et Michel Dansereau, sont identifiés comme « animateurs », ce qui laisse transparaître l’influence de Saul Alinsky et de son Manuel de l’animateur social. À bien des égards, le Local populaire emploie des tactiques d’organisation communautaire inspirées des expériences des animateurs sociaux dans les quartiers pauvres de Chicago.
Ainsi, le Local populaire poursuit l’œuvre de la Maison du chômeur en valorisant l’entraide et la solidarité de quartier afin de lutter contre la pauvreté. Sa mission le distingue par contre de sa prédécesseure, étant nettement plus campé dans l’action politique et la revendication.
PREMIÈRE LUTTE CONTRE L’EXPLOITATION OUVRIÈRE
Le 23 octobre 1972, le Local populaire organise sa première manifestation contre l’exploitation des travailleur.se.s à domicile, qui ne sont à ce moment ni protégés par la CSST, ni par l’assurance-chômage. Le Local populaire dénonce de nombreux cas d’exploitation par des compagnies qui emploient des gens pour faire de petits travaux depuis leur domicile pour un salaire illégal.
Lors de la manifestation, plusieurs femmes du Sud-Ouest témoignent contre Totem Converters Systems et Ville-Émard Packaging. Ces femmes travaillent de chez elles pour faire des sacs, à un salaire horaire de 13 cents[2]. La Commission du salaire minimum, qui n’a aucun mécanisme pour contrôler le travail à domicile et ainsi faire respecter le salaire minimum de 1,60$, est accusée de complicité dans l’exploitation de la classe ouvrière.
« À travers Totem Converters Systems, les manifestants s’en prenaient à toutes les entreprises abusant de la crédulité, de l’ignorance ou de la misère de certaines personnes pour acheter leurs services à des prix dérisoires »[3]
Qui dit travail précaire dit chômage
Dès l’ouverture, les problèmes d’assurance-chômage des gens du Sud-Ouest tiennent le Local populaire occupé. En novembre 1972, le Local populaire dénonce les abus commis par la Commission d’assurance-chômage, autant sa lenteur que son caractère inquisitoire. Il en appelle à un regroupement des groupes populaires qui « travaillent bénévolement » pour la Commission d’assurance-chômage.
« Les communications sont tellement mauvaises entre l’assurance-chômage et les chômeurs, les formules sont d’une telle ambiguïté, l’échange de correspondance devient tellement absurde (…) que les syndicats et nombreux organismes bénévoles sont sans cesse obligés d’intervenir en faveur de travailleurs lésés »[4]
Après cette sortie, l’organisme est inondé de 1600 appels en une semaine portant sur des questions d’assurance-chômage[5]. Début décembre 1972, le Local populaire donne 7 rencontres d’information dans autant de quartiers montréalais. Nos fameuses séances d’information étaient nées ! [6].
Dès ce moment, on parlera beaucoup d’assurance-chômage au Local populaire. Il faut dire son co-porte-parole et dirigeant officieux, Michel Dansereau, est très intéressé par la question. De son arrivée au local, on ne sait rien, sinon qu’il a tous justes 26 ans. Enseignant de musique au secondaire, il s’implique ensuite dans le monde syndical (probablement à la CSN), jusqu’à être nommé arbitre au Conseil arbitral à titre de représentant de la partie syndicale.
LES « INVASIONS» DE BUREAUX DE CHÔMAGE
Le Local populaire définit son action par l’éducation populaire et l’aide individuelle aux chômeur.ses, mais aussi par l’action directe. La désobéissance civile y est encouragée, notamment les occupations de bureaux de chômage, fort populaires et efficaces. Dès le 6 décembre, la couleur est donnée :
« Par ailleurs, si les choses ne changent pas », MM. Pilon et Dansereau ont laissé entrevoir la possibilité que les mouvements populaires organisent l’occupation systématique des bureaux de la (C.A.C.). »[7]
C’est chose faite quelques jours plus tard. Dès lors la méthode employée est toujours la même : « (…) convocation de réunions d’information pour les chômeurs aux prises avec la paperasse de la C.A.C., à l’issue desquelles l’assemblée décrète pour le lendemain l’occupation d’un ou des bureaux d’assurance-chômage ».[8]
Le 11 janvier est déclenchée la dixième opération « d’invasion » du bureau de la rue Sherbrooke. La tactique est efficace et quelques centaines de chômeur.ses ressortent de ces occupations avec un chèque totalisant plusieurs semaines de prestations d’assurance-chômage en retard, résultat de l’incurie et du laisser-faire bureaucratique de la C.A.C. Le tout dans une bonne ambiance, alors que les occupant.e.s sont
« installés dans la salle de conférence que les « occupants » ont aussitôt décoré de guirlandes de papier hygiénique. Pour égayer l’attente, une accordéoniste joue des airs connus qu’on chantonne en cœur. »[9]
LA SURPRENANTE ALLIANCE ENTRE CHÔMEUR.SE.S ET FONCTIONNAIRES
Les actions du Local populaire sont d’abord uniquement adressées à l’appareil administratif. Les sorties publiques et les tactiques du Local populaire attireront rapidement la solidarité des fonctionnaires de l’assurance-chômage !
« Fait sans précédent, une centaine d’employés (sur 250) du centre régional de paiement de la Commission de l’assurance-chômage à Montréal, fatigués de porter l’odieux de la situation, se rebellent contre le « système » et offrent leur collaboration aux chômeurs pour que ceux-ci touchent leurs prestations ![10]
Le 21 février 1973, des membres du Local populaire, en collaboration avec les fonctionnaires solidaires, distribuent à la cafétéria des employés du Centre régional de paiement de la C.A.C. un tract condamnant l’attitude méprisante de la haute direction et son incompétence.
« Les chômeurs ont à se plaindre du système C.A.C., nous aussi ! Nous avons commencé à collaborer avec le Local populaire du Sud-Ouest et nous avons l’intention de continuer. On veut que les chômeurs soient payés. (…)
Nous sommes du monde, il faut nous traiter en humains; les chômeurs qui attendent leur chèque sont aussi du monde.
Il ne faut pas les sacrifier pour qu’un t… d’incompétent garde sa job»[11]
En mars 1973, la C.A.C. met à la porte 135 employé.e.s des bureaux de chômage des rues de Lorimier et Saint-Urbain. Le Local populaire organise une occupation de bureau de chômage avec les employés congédiés lors de laquelle une séance d’information spontanée est donnée.
« Vers 14h, les autres employés qui travaillent sur cet étage, au nombre d’une vingtaine, se sont joints à leurs consœurs et confrères. Plusieurs se sont « vidé le cœur ».» [12] Le tout se termine lorsque la police expulse tout le monde.
En janvier 1974, les fonctionnaires du bureau de chômage rue St-Urbain vont jusqu’à envoyer un don de 100$ au fonds de solidarité employés en grève de Shellcast, privés d’assurance-chômage.
Ces fonctionnaires se disant bâillonnés par la loi et écœurés de devoir appauvrir les grévistes tiennent leur conférence de presse…au Local populaire ![13]
LES LOUPS DE L’ESCOUADE ANTI-CHÔMEURS
Pour le Local populaire, les employés de la C.A.C. sont d’abord et avant tout des travailleur.se.s. et des alliés syndicaux. Une solidarité est donc possible sur cette base…jusqu’à un certain point. En juillet 1973, le Local populaire condamne les enquêteurs de la C.A.C., qu’il rebaptise l’escouade anti-chômeurs. [14] Plusieurs témoignages font état de fabrication de preuve par les enquêteurs, qui suggèrent des réponses, influencent des déclarations ou induisent les prestataires en erreur pour ensuite leur couper leur chèque, notamment des déclarations de chômeur.se.s allophones faites au téléphone sans interprète…[15]
Le sujet des « loups de l’escouade anti-chômeurs » fait l’actualité pendant plusieurs semaines et devient une campagne, menée de concert avec les services communautaires de Parkdale en Ontario. Le 22 juillet, le Local populaire accuse publiquement le député de La Salle, d’avoir promis un financement fédéral de 2 ou 3 000$ au Local populaire s’il cessait sa campagne contre les enquêteurs. Celui-ci s’en défend et le Local populaire fait finalement jouer devant la presse un enregistrement audio de la conversation…
« Au cours de cette conversation, le député libéral John Campbell raconte (…) que le ministre de la Main d’œuvre, M. Robert Andras, retarde une subvention (…) et que 3000$ attend le local populaire du Sud-Ouest si ses membres se tiennent tranquilles, s’ils s’excusent et louangent le travail du ministre de la Main-d’œuvre ».[16]
Le Local populaire a refusé de se tenir tranquille. L’histoire ne dit pas si la subvention est venue ou pas…
UNE PREMIÈRE CRITIQUE DE LA LOI
Si la C.A.C. et les fonctionnaires sont la première cible du Local populaire, ce dernier s’attaque aussi au politique. Le 19 janvier 1973, le Local populaire prend la parole publiquement pour dénoncer un projet de loi visant à punir certains motifs de fin d’emploi en stoppant le versement des prestations après 8 semaines en cas de départ volontaire ou d’inconduite. Certains chômeurs perdraient alors jusqu’à 45 semaines de prestations.
Le projet de loi ne verra finalement jamais le jour, mais il s’agit de la première volte-face du gouvernement de Pierre Elliot Trudeau en termes d’assurance-chômage. En 1971, le gouvernement Trudeau procède à une réforme majeure menant à ce que d’aucuns considèrent comme le régime d’assurance-chômage le plus universel et inclusif qu’ait connu le Canada. À l’époque 96% des chômeur.ses peuvent toucher des prestations en cas de perte d’emploi. Aujourd’hui le ratio est de moins de 40%.
Le projet de loi avorté de 1973 marque un tournant dans l’idéologie de l’administration Trudeau père, qui abandonne progressivement son crédo keynésien et met la table à l’ère Reagan-Thatcher et au saccage des services publics des années 80. Il s’agit en quelque sorte d’un coup de pratique avant les 3 grandes contre-réformes de 1975, 1977 et 1979. Un coup de pratique aussi pour le Local populaire et le futur MAC qui défendra dans les décennies suivantes des milliers de sans-emploi privé.es à tort de leur assurance-chômage pour de soi-disant démissions ou indisciplines. Par ses critiques, le Local populaire lance aussi une longue tradition d’analyse politique au MAC de Montréal.
LA LENTE DISLOCATION
Tranquillement, il semble que les membres du Local populaire se soient divisés. Autour de Dansereau, un premier groupe est très actif sur le terrain de l’assurance-chômage. Le deuxième groupe, avec en tête Jean Pilon, se consacre aux questions de logement et d’aide matérielle (meubles et vêtements récupérés).
Si l’Action nationale chômage, regroupement national des Maisons du Chômeur initiée par la Jeunesse Ouvrière Catholique (JOC) n’avait pas survécu, les liens entre les organisations de sans-emploi et la JOC avaient perdurés. Ces liens s’étendent aussi à la Confédération des syndicats nationaux (CSN), avec qui le groupe de Dansereau se sent de plus en plus d’affinités.
Le 15 août 1973, Dansereau et plusieurs membres quitte Ville-Émard et rejoignent le Conseil central des syndicats nationaux de Montréal (ci-après Conseil central) de la CSN. Ce groupe continue toutefois à opérer comme Local populaire, mais partage désormais les locaux du Conseil central, au 1001 St-Denis.
Le 10 octobre 1973, Michel Chartrand et Michel Dansereau annoncent en conférence de presse que la CSN et le Local populaire s’allient pour lancer un nouveau service d’information pour les chômeur.se.s[17]
Concrètement, ce nouveau service continue le travail commencé depuis décembre 72, mais avec des moyens beaucoup plus importants. C’est le début des séances d’information régulières données à la fois au local situé au 1001 Saint-Denis (CSN) et au Local populaire dans Ville-Émard. Le premier Guide des Conseils pratiques aux chômeurs et chômeuses, outil d’éducation populaire encore essentiel au MAC, est conçue cette année-là. On informe de la Loi de l’époque, tout en s’attaquant aux mesures de contrôle et aux difficultés d’accès. Dansereau et plusieurs autres représentent des prestataires qui contestent une décisionau Conseil arbitral.
Si le service individuel est très présent, idéologiquement, rappelons que le Local ne demande pas une réforme du régime d’assurance-chômage, mais bien son abolition, étant un outil du capital et non une solution à la pauvreté. Si l’on revendique l’abolition du capitalisme, alors on ne peut que revendiquer l’abolition de l’assurance-chômage, qui n’est qu’une mesure de régulation du capitalisme, à son service ajouteront d’autres.
Jusqu’à mai 1974, le Local populaire continuera à opérer en deux volets. Le groupe de Pilon, désormais sur la rue Monk à Ville-Émard, inaugure un service d’aide aux sinistrés afin de loger, nourrir et meubler les familles pauvres du Sud-Ouest, notamment lors de la grève des Postes qui privent de leur chèque de Bien-être des centaines de foyers.
De son côté, le groupe de Dansereau tisse des liens de plus en plus étroits avec la CSN et commence à se concevoir comme un syndicat officieux de chômeur.se.s, une population difficile à rejoindre et mobiliser pour les grandes centrales. Le 1er juin 1974, le service d’information pour les chômeurs du Local populaire quitte officiellement Pilon et la bande du Sud-Ouest et devient le Mouvement Action-Chômage de Montréal.
Prochain chapitre : L’autonomie du MAC et les contre-réformes de Trudeau père (1974-1979)
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Références
[1] Une tribune publique pour le « monde ordinaire », Nicole Perreault, La Presse, 1er juin 1973.
[2] Le travail à domicile : à réglementer ou à proscrire ? Pierre Richard, La Presse, 27 novembre 1972
[3] « Nombreux autres assistés sociaux dans l’engrenage du cheap labour, Jules Béliveau, La Presse, 24 octobre 1972
[4] Regroupement pour aider les chômeurs à obtenir leurs allocations, La Presse, 24 novembre 1972.
[5] Mécontentement provoqué par les enquêteurs de l’assurance-chômage, La Presse Canadienne, Le Soleil, 8 décembre 1972
[6] Rencontres d’information pour les chômeurs de la métropole, Le Devoir, 7 décembre 1972
[7] Ibid.
[8] Nouvelle occupation d’un bureau de l’ass.-chômage », Nicole Perreault, La Presse, 11 janvier 1973.
[9] Commission d’assurance-chômage (rue Sherbrooke) – Déblocage subit dans le règlement des réclamations de nombreux chômeurs, Marianne Favreau, La Presse, 22 décembre 1972
[10] Les chômeurs de la région de Montréal ont l’appui des employés de l’Assurance-chômage, Nicole Perreault, La Presse, 22 février 1973.
[11] Extrait du document distribué par les employés de la C.AC. et le Local populaire, 21 février 1973.
[12] Les employés congédiés de la Commission d’assurance-chômage expulsés par la police, La Presse, 7 mars 1973.
[13] Des employés de la C.A.C. désavouent une décision de leurs supérieurs, Jeanne Desrochers, la Presse, 12 janvier 1974
[14] Le Local populaire du Sud-Ouest de Montréal blâme les enquêteurs de la C.A.C., Huguette Laprise, La Presse, 19 juillet 1973
[15] Selon le Local populaire du Sud-Ouest, certains enquêteurs de la Commission d’assurance-chômage « fabriquent » des déclarations, Presse canadienne, l’Action Québec, 19 juillet 1973
[16] Le député de La Salle a bien voulu garder les chômeurs tranquilles, Pierre O’Neill, Le Devoir, 26 juillet 1973
[17] La CSN met un service d’information à la disposition des chômeurs de Mtl, Le Devoir, 11 octobre 1973