Retards à Service Canada : une indignation à géométrie variable
Textes et analyses | 26 juin
Nous vous partageons cet excellent texte de Benoit Marsan, historien et ancien permanent au MAC de Montréal.
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La place qu’occupe le problème des passeports dans les médias est pour le moins choquante et troublante en comparaison du sort des dizaines de milliers de prestataires de l’assurance-emploi qui attendent toujours de recevoir un premier chèque de chômage.
Il est possible d’avoir de l’empathie à l’égard des personnes qui se retrouvent dans les dédales bureaucratiques de Service Canada (SC) pour obtenir leur passeport, notamment pour celles qui doivent sortir du pays pour aller rejoindre des membres de leur famille, un proche malade ou encore assister à des funérailles.
Peut-être un peu moins pour celles qui doivent simplement reporter ou annuler un voyage pour des raisons touristiques. Bien entendu, le retard dans l’obtention d’un passeport relève d’une situation frustrante pour les vacanciers, mais elle demeure néanmoins un problème d’individus privilégiés qui disposent de certains moyens financiers comparativement aux personnes sans emploi qui éprouvent des problèmes récurrents face à SC.
En mars 2021, les banques alimentaires québécoises ont enregistré une hausse de plus de 21,6 % des demandes de services comparativement à 2019 et une augmentation de 37 % du nombre de paniers distribués. Au cours de la dernière année, la demande pour des paniers alimentaires avait augmenté de 40 % chez les personnes détenant un emploi.
Couverture médiatique inégale
Depuis quelques jours, à lire les chroniques et les articles de journaux, à suivre les médias sociaux ou en ouvrant la télé ou la radio, on croirait qu’il existe un droit inaliénable au voyage. On peut y lire, voir ou entendre l’indignation des personnes incapables d’obtenir leur passeport : les files d’attente, la répression policière et l’ignorance de l’état de la progression des dossiers. Dans les médias, on va même jusqu’à comparer cette situation à un traitement inhumain ou similaire au contexte des régimes bureaucratiques totalitaires.
En réponse à ce tollé, le gouvernement fédéral vient même d’annoncer l’envoi en renfort de fonctionnaires de l’Agence du revenu du Canada. Bien entendu, comme la plupart des organes bureaucratiques, Service Canada est une machine déshumanisante qui ne fait pas grand cas des problèmes individuels, qu’ils relèvent du désagrément ou de la tragédie.
Pourtant, si on se scandalise du sort des voyageurs dans les médias et au sein de l’opinion publique, on s’intéresse très peu aux problèmes qu’éprouvent les sans-emploi face à SC.
Malheureusement, les pauvres, sauf lors de la Guignolée des médias, ça n’attire pas trop la sympathie.
Retards de longue date pour les sans-emploi
Depuis sa mise en activité en 2005, les retards dans le traitement des demandes à l’assurance-emploi sont un problème récurrent à SC. Cette situation est dénoncée en vain par les chômeurs, les chômeuses et leurs organisations.
Selon sa propre politique, SC s’engage à traiter une demande de chômage dans un délai de 28 jours ouvrables. Mais c’est le cas dans seulement 80 % des dossiers. Selon le Mouvement autonome et solidaire des sans-emploi, en mars 2022, il y avait 310 000 demandes qui avaient dépassé ce délai. Nombreux de ces cas sont encore loin d’être réglés et, des dires mêmes de certains agents de SC, la chose n’est pas en voie de s’améliorer.
Dans la foulée, les témoignages de chômeurs et de chômeuses incapables de se nourrir convenablement et d’assumer leurs dépenses de logement se multiplient dans les associations locales de sans-emploi du Québec, alors que l’inflation rampante et la soif de profit des propriétaires et des spéculateurs poussent même ceux et celles qui gagnent un salaire dans une situation de plus en plus précaire.
Cependant, bien que le droit de se nourrir et celui de se loger fassent partie des droits de la personne, on n’a jamais entendu le premier ministre déclarer qu’il soit « inacceptable » que des dizaines de milliers de sans-emploi soient privés de revenu à cause de l’incompétence de SC. Quant à de nombreux journalistes, ils préfèrent dénoncer « l’injustice » que subissent les gens qui devront repousser ou annuler leurs projets touristiques internationaux au lieu d’enquêter sur les problèmes systémiques et systématiques de Service Canada, dont les délais dans le traitement des demandes d’assurance-emploi.
Alors, les pauvres, si vous ne pouvez pas vous payer le bus, prenez donc l’avion!
Benoit Marsan est historien, membre du Comité chômage de l’Est de Montréal et chercheur postdoctoral au département de sociologie de l’Université McGill.