Les programmes et services fédéraux n’échappent évidemment pas à cette logique. Si l’on consacre beaucoup d’énergie (à raison) à dénoncer l’état du filet social québécois, un programme fédéral en particulier est mis à mal depuis des décennies : le régime d’assurance-emploi. Essentiel, le régime est une assurance collective (entièrement financée par les travailleur.euses et employeur.euses) qui doit pallier à la perte d’un emploi. Autrement dit, personne – surtout dans une économie qui comporte structurellement du chômage – ne devrait avoir à subir la pauvreté en conséquence d’une perte de travail.
Le saccage du régime d’assurance-chômage
Or, le régime actuel d’assurance-chômage ne remplit pas ce mandat. D’abord parce que, pour s’y qualifier, il ne suffit pas de perdre son emploi : il faut avoir travaillé un minimum d’heures assurables dans une période de référence de 52 semaines (entre 400 et 700, selon le taux de chômage régional), ne pas avoir quitté volontairement son emploi (à moins de circonstances exceptionnelles) et ne pas avoir été congédié.e pour inconduite. Ensuite, même si une personne se qualifie pour obtenir des prestations d’assurance-chômage, elle n’est pas garantie d’éviter la précarité – bien au contraire. Le taux actuel des prestations au Canada est l’un des plus bas de l’OCDE, avec une rémunération assurable à hauteur de 55% pour la plupart des prestataires. Ça n’a pas pourtant pas toujours été le cas : au début des années 1970, le taux de rémunération assurable était de 66% et allait jusqu’à 75% pour les travailleurs et travailleuses ayant des personnes à charge.
Le nombre de semaines de prestations varie aussi selon le taux de chômage régional, ce qui offre un nombre réduit de semaines couvertes à beaucoup de chômeurs et chômeuses. Pour beaucoup de personnes occupant un emploi de l’industrie saisonnière, cela signifie que le nombre de semaines de prestations n’est même pas suffisant pour couvrir leur période sans salaire. En somme, l’assurance collective que nous nous dotons est incapable de véritablement parer à la précarité d’une perte d’emploi.
Pour endiguer ces problèmes, les groupes de défense des droits des chômeurs et chômeuses souhaitent notamment que le seuil d’admissibilité aux prestations soit de 350 heures ou 13 semaines de travail, que tout le monde ait droit à 35 semaines minimum de prestations et que le taux de revenu assurable corresponde à 70% du salaire brut. Ces mesures ne sont pas irréalistes – rappelons qu’avant la réforme de 1990, le gouvernement contribuait au tiers du financement du régime d’assurance-chômage, qui est maintenant entièrement financé par les personnes salariées et les employeurs. Un réinvestissement de l’État dans le régime permettrait de le bonifier, afin qu’il remplisse finalement son rôle.
Face à des inégalités de plus en plus croissantes, il est d’autant plus nécessaire que l’ensemble de la gauche joigne sa voix aux groupes de défense des chômeurs et chômeuses pour demander, minimalement, de mettre en place ces recommandations. Ce sont effectivement les personnes les plus précarisées de nos sociétés qui ont le plus besoin d’un bon régime d’assurance-chômage et, paradoxalement, ce sont ces personnes qui sont le plus délaissées par le programme dans son état actuel. De fait, si des études ont déjà démontré que le régime est particulièrement discriminatoire envers les femmes (Rose, 2016), il importe de souligner qu’il l’est également pour les personnes racisées, immigrantes et autochtones.
Les angles morts du régime
Les débats entourant le racisme systémique ont particulièrement secoué l’actualité des dernières années, mais le phénomène en lui-même est vécu, observé et documenté depuis longtemps. Le mouvement de défense des droits des chômeuses et chômeurs ne fait pas exception : par exemple, en 1973, le Local Populaire (ancêtre du Mouvement-Action Chômage de Montréal) dénonçait les abus vécus par les personnes allochtones auprès des enquêteurs et enquêteuses téléphoniques de la Commission de l’Assurance-Chômage (CAC).
Les comportements discriminatoires de la part de Service Canada sont malheureusement encore d’actualité. En 2017, dans le cadre du Rapport sur l’examen de la qualité des services de l’assurance-emploi, des communautés autochtones rapportaient avoir vécu « de la discrimination et de l’insensibilité » de la part du personnel de Service Canada. D’ailleurs, en 2011, une lanceuse d’alerte avait témoigné des pratiques discriminatoires de Service Canada. Sylvie Therrien avait en effet confié au Journal de Montréal que les autochtones et les immigrant.es étaient les cibles privilégiées des enquêteurs et enquêtrices de Service Canada – les cartes d’assurances sociales portant le numéro 900, c’est-à-dire appartenant à des personnes immigrantes, étaient selon elle démesurément sélectionnées lors des enquêtes sélectives.
Plus insidieusement, notons que le calcul de semaines nécessaires à l’admissibilité au régime varie en fonction du taux de chômage régional. Ce calcul n’est pas adapté à la réalité des personnes immigrantes, qui s’installent en plus grande proportion à Montréal – là où le taux de chômage régional est généralement plus faible. Or, les personnes immigrantes sont plus à même d’occuper un emploi précaire, temporaire, ou à temps partiel. Ces difficultés peuvent être expliquées par un certain nombre de facteurs, dont : la barrière linguistique, la faible reconnaissance de leur expérience et leurs diplômes acquis à l’étranger, la discrimination et le manque de formation. Non seulement le taux de chômage régional leur est donc défavorable, mais le calcul d’admissibilité basé sur un nombre d’heures et non de semaines ne prend pas en compte la forte prévalence de temps partiel chez les personnes immigrantes.
Les personnes racisées, immigrantes ou non, ont aussi un taux de chômage plus élevé que le reste de la population canadienne, bien qu’elles travaillent et se cherchent du travail dans une proportion plus élevée que les personnes blanches (Ng, E.S. et S. Gagnon, 2016). Elles ont également un taux de pauvreté plus élevé que le reste de la population (Stats Can, 2020). Les communautés autochtones font face, elles aussi, à des taux de chômage et de pauvreté extrêmement élevés : avant la pandémie, le taux de chômage des personnes autochtones était près de deux fois plus élevé que celui du reste de la population canadienne (Stats Can, 2020). Elles sont également plus nombreuses que les personnes non-autochtones à toucher un faible revenu. Hausser le minimum de rémunération assurable à 70 % est donc une mesure nécessaire pour les plus précaires d’entre nous.
Beaucoup de personnes autochtones consacrent également du temps à des activités traditionnelles non-salariées. Ces activités, essentielles pour les communautés autochtones, ne se qualifient pas comme heures assurables. Réduire le seuil d’admissibilité aux prestations permettrait donc potentiellement de prendre en compte cette réalité. Les personnes autochtones, surtout les hommes, occupent aussi davantage un emploi de l’industrie saisonnière que les personnes blanches. Elles sont en conséquence particulièrement à risque de tomber dans le « trou noir » des prestations, c’est-à-dire que les prestations ne couvrent pas toutes leurs semaines non-salariées. Hausser le minimum de semaines de prestations à 35 permettrait de régler en grande partie ce problème.
Une solidarité nécessaire
On sait la CAQ farouchement opposée à la reconnaissance du racisme systémique. Prendre acte du caractère structurel du racisme requiert en effet une politisation forte de la position antiraciste. Admettre que les institutions sont promptes à produire et reproduire des expériences de discrimination, c’est donner dans une critique radicale qu’un gouvernement capitaliste et nationaliste ne pourrait logiquement porter.
Le gouvernement fédéral de Justin Trudeau a, quant à lui, reconnu et dénoncé vertement le racisme systémique. Le libéralisme politique semble en effet s’accommoder davantage que le nationalisme d’une reconnaissance des injustices racistes vécues – tant que cette reconnaissance ne s’accompagne pas d’actions concrètes remettant en cause l’État canadien colonial, le parti Libéral peut, sans trop offenser ses électeurs et électrices, promettre de lutter contre les discriminations.
La gauche se doit donc de demeurer alerte, que ce soit face au racisme le plus grossier ou à l’antiracisme de façade. Et avec la montée des droites identitaires et la précarité généralisée qui frappe les populations partout dans le monde, lutter pour un régime d’assurance-chômage qui soutiendrait véritablement les chômeurs et chômeuses les plus vulnérables d’entre-nous est une absolue nécessité.
Isabelle Le Bourdais, candidate au doctorat en science politique à l’Université York
et stagiaire au Mouvement autonome et solidaire des sans-emploi (MASSE) en 2022,
Michael Bizzarro et Benoit Lapointe, co-coordonnateurs au MASSE
RÉFÉRENCES
FOURNIER, Guy, « « Notre pouvoir sur les prestataires d’Assurance chômage est apeurant » », Le Journal de Montréal, https://www.journaldemontreal.com/2013/12/06/notre-pouvoir-sur-les-prestataires-dassurance-chomage-est-apeurant (4 juillet 2022).
ICI.RADIO-CANADA.CA, Zone Politique-, « PCU : les Autochtones sont-ils dans la mire de l’Agence du revenu ? », Radio-Canada.ca, https://ici.radio-canada.ca/espaces-autochtones/1878394/autochtones-agence-revenu-manitoba-canada-saskatchewan.
IRIS, « Portrait des inégalités socioéconomiques touchant les Autochtones au Québec », , https://iris-recherche.qc.ca/publications/portrait-des-inegalites-socioeconomiques-touchant-les-autochtones-au-quebec/.
IRIS, « En un graphique : coup d’œil sur le marché du travail et les personnes racisées », https://iris-recherche.qc.ca/blogue/travail-et-emploi/en-un-graphique-coup-d-oeil-sur-le-marche-du-travail-et-les-personnes-racisees/
MAC de Montréal | Roman-feuilleton – chapitre 3 : L’autonomie du MAC et les contre-réformes de Trudeau père (1974-1979), http://macmtl.qc.ca/roman-feuilleton-50-ans-de-luttes-chapitre-3-lautonomie-du-mac-et-les-contre-reformes-de-trudeau-pere-1974-1979/
MAC de Montréal | Roman-feuilleton : 50 ans de luttes – chapitre 2 : le Local populaire, http://macmtl.qc.ca/roman-feuilleton-50-ans-de-luttes-chapitre-2-le-local-populaire/
MALAMBWE, Jean-Marc Kilolo, « Les immigrants du Québec : Participation au marché du travail et qualité de l’emploi », Canadian Ethnic Studies, vol. 49, n° 2, 2017, pp. 33‑52.
MASSE, « Revendications ». https://lemasse.org/revendications/
NG, Eddy S. et Suzanne GAGNON, Écarts en matière d’emploi et sous-emploi chez les groupes racialisés et es immigrants au Canada : résultats actuels et orientations futures., « Compétences de l’avenir », 2020.