Brian Mulroney: quel héritage pour les chômeurs?
Interventions médiatiques | 4 septembre
Par Hans Marotte, porte-parole et responsable des services juridiques au MAC de Montréal
Il y a 30 ans, le 4 septembre 1984, les Canadiens élisaient un gouvernement progressiste-conservateur majoritaire. Ce parti allait être reporté au pouvoir lors de l’élection de 1988. Brian Mulroney allait donc diriger le pays jusqu’en juin 1993. Plusieurs amis et partisans de celui-ci profiteront de cet anniversaire pour se souvenir de sa contribution à la libération de Nelson Mandela et à la lutte qu’il a menée contre le régime d’apartheid d’Afrique du Sud. Ils ne manqueront pas non plus de saluer son travail sur le plan environnemental en rappelant son engagement pour contrer le phénomène des pluies acides.
Les souvenirs que j’ai de l’Honorable Brian Mulroney sont malheureusement moins glorieux. Pour moi qui défend les travailleurs et les sans-emploi depuis maintenant plus de 20 ans, son nom est plutôt synonyme de deux choses pour lesquelles personne ne devrait être fier: la déresponsabilisation de l’État face au chômage d’abord mais surtout la déshumanisation du travail.
Déresponsabilisation de l’État
En 1990, son gouvernement se retire complètement du financement de la caisse de l’assurance-chômage en prétendant que cette mesure est nécessaire puisque l’État n’a plus les moyens de contribuer et que la caisse enregistre des déficits importants et persistants. [1] Or, rien n’est plus faux! À cette époque, la caisse est au contraire excédentaire (356 millions en 1988, 1,1 milliard en 1989 et 2,1 milliards en 1990). [2]
Le véritable objectif est plutôt d’harmoniser notre système d’assurance-chômage avec celui des États-Unis suite à la signature de l’accord de libre-échange canado-américain (ALE) en 1988 mais surtout, de marquer la fin de la responsabilité de l’État relativement à la problématique du chômage. Il faut alors que l’état de chômage repose essentiellement sur les épaules de celui ou celle qui se retrouve sans emploi. L’atteinte complète de cet objectif inavoué se matérialisera complètement en avril 1993 avec l’entrée en vigueur du projet de loi du ministre d’Emploi et Immigration Canada, Bernard Valcourt.
Déshumanisation du travail
Avant 1993, une personne qui quittait son emploi sans démontrer que son départ constituait «la seule solution raisonnable» se voyait imposer une exclusion de sept à douze semaines en plus du délai de carence de deux semaines imposé à tous. Elle devait donc se débrouiller pour survivre sans prestations pendant deux ou trois mois, dépendant des circonstances de son départ. Il existait alors une gradation dans la peine que devait purger cette personne. Il n’était donc pas rare que les agents de l’assurance-chômage considèrent certaines circonstances atténuantes et décident de ne pas imposer l’exclusion la plus sévère de douze semaines.
Celui qui quittait pour un motif purement farfelu se voyait imposer une exclusion plus longue que celui qui, bien qu’il n’était pas en mesure d’atteindre le critère de «la seule solution raisonnable», pouvait fournir certaines explications. Jusqu’à un certain point, il existait une forme de justice puisque que le pire des cas était puni plus sévèrement qu’un cas comportant des circonstances atténuantes.
En 1993, il a fallu oublier tout ça. Depuis cette date, l’exclusion totale s’applique à tous. Si vous quittez un emploi sans motif valable, non seulement vous ne recevrez aucune prestation de chômage, mais toutes les heures de travail que vous aurez effectuées ne pourront plus jamais être considérées; ni les heures de l’emploi que vous avez quitté, ni les heures effectuées pour tout employeur précédent. Au sens de l’assurance-chômage, c’est comme si vous n’aviez jamais travaillé de votre vie! Outre la conséquence directe de ne pas recevoir de prestations pour le chômeur, cette menace de peine capitale en cas de départ volontaire injustifié exerce une pression significative sur celui qui vit une situation difficile au travail mais qui craint de ne pas pouvoir recevoir de prestations s’il quitte. Les groupes de défenses des chômeurs sont témoins depuis plus de 20 ans de l’impact dévastateur que cela entraîne, notamment pour les travailleurs non-syndiqués.
Certains pourraient dire que je suis fou mais je dois vous avouer que je pense à Brian Mulroney presqu’à toute les semaines. En fait, à chaque fois que j’ai dans mon bureau une personne qui est au bout du rouleau et qui voudrait quitter son emploi mais à qui je dois dire que ses chances de recevoir des prestations sont faibles. C’est dans ces moments-là que je mesure tout l’impact de la vision de Brian Mulroney sur les travailleurs.
Je pense à lui lorsqu’un travailleur de la construction pleure devant moi en me disant qu’il a dû quitter l’emploi qu’il avait en Alberta pour revenir auprès de sa famille parce que son épouse était en dépression et que ses deux enfants avaient besoin de lui à la maison, son épouse lui ayant dit qu’elle demanderait le divorce s’il ne revenait pas rapidement. J’ai une petite pensée pour monsieur Mulroney quand je lis la décision que ce même travailleur me remet dans laquelle il est écrit: «Le prestataire n’a pas démontré que son départ était la seule solution raisonnable. À l’étude de toute la preuve, une solution raisonnable aurait été de conserver son emploi jusqu’à la fin de son contrat avant de quitter.»
Je me souviens de monsieur Mulroney lorsque je reçois une décision négative dans laquelle il est écrit que le départ de la travailleuse n’était pas la seule solution raisonnable dans son cas puisque bien qu’elle ait vécu du harcèlement sexuel, il était de son devoir en vertu de la loi d’envisager toutes les alternatives autres que celle du départ avant de quitter, ce qu’elle n’a pas fait.
Je pense à lui aussi lorsque je mets en relation les situations inhumaines vécues par toutes ces personnes victimes des exclusions totales avec les discours que son gouvernement adoptait pour justifier l’injustifiable: «C’est afin d’éviter que les gens “quittent leur emploi pour rester assis chez eux” ou “aillent passer l’hiver en Floride tout en retirant de l’assurance-chômage” que le gouvernement fédéral a décidé de couper les vivres à tous ceux qui, désormais abandonneront leur emploi sans raison suffisante.» [3]
Le 4 septembre, certains tenants du laisser-faire économique fêteront certainement le trentième anniversaire de l’arrivée au pouvoir de Brian Mulroney. Pour ma part, je n’aurai pas le cœur à la fête, je vais plutôt me contenter d’entrer au bureau et constater une fois de plus ce que son héritage fait toujours subir aux gens ordinaires.
[1] Ministère des Finances, Documents budgétaires, 27 avril 1989.
[2] Georges Campeau, De l’assurance-chômage à l’assurance-emploi, Boréal, 2001, Tableau 2, p.227.
[3] J. Dion, Un assaut contre les démunis, Le Devoir, 4 décembre 1992, p. A-1.