Justin Trudeau et l’assurance-chômage, un bilan en demi-teinte

Textes et analyses | 20 mars

10 ans de Justin : quel bilan pour l’assurance-chômage?

Le 14 mars dernier, Mark Carney prêtait serment comme nouveau premier ministre du Canada. Ainsi prenaient fin 10 ans de règne de Justin Trudeau à la tête du Canada. En tant qu’organisme de défense des droits des chômeur.ses, le MAC de Montréal s’est demandé quel legs Trudeau laissait-il aux travailleur.ses sans emploi? Voici donc un petit bilan quant à l’état du programme d’assurance-emploi depuis 2015.

Des promesses tenues… à moitié (2015-2017)

Lors de la campagne électorale de 2015, les libéraux promettent d’abolir la récente réforme de Stephen Harper.  Cachée dans la loi omnibus sur l’adoption du budget de 2012, cette réforme prévoyait deux attaques contre les chômeur.ses. D’abord, la modification de la définition d’ « emploi convenable », créant un système punitif qui sanctionne les « chômeurs fréquents » en les obligeant à chercher un emploi non-spécialisé et sous-payé. Il s’agissait d’une attaque directe contre les travailleur.ses précaires et de l’industrie saisonnière. Ensuite, la réforme Harper procédait à un changement complet du processus d’appel pour les prestataires qui contestent une décision de la Commission de l’assurance-emploi.  Les instances d’appel à l’assurance-chômage depuis 72 ans, le Conseil arbitral et le juge-arbitre, sont remplacées par le nouveau Tribunal de la sécurité sociale. Trudeau promet d’abolir ces deux changements et de procéder à une vaste réforme du programme. L’élection d’un premier gouvernement libéral en près d’une décennie suscite par conséquent beaucoup d’espoir dans les milieux syndicaux et communautaire.

Plusieurs mois passent avant que les changements n’arrivent. Le gouvernement Trudeau abolit en juillet 2016 la discrimination historique en ce qui concerne la notion de « nouvel arrivant », soit les travailleur.ses ayant travaillé moins de 490 heures deux ans avant leur demande d’assurance-chômage.  Ainsi, de 1978 à 2016, les personnes considérées comme « nouvelles arrivantes » devaient avoir accumulé 910 heures de travail dans l’année précédant leur demande pour toucher des prestations d’assurance-chômage, un nombre beaucoup plus élevé que les autres travailleur.ses. L’abolition de cette règle désavantageant les personnes ayant moins travaillé deux ans avant leur chômage, donc les jeunes, les femmes et les immigrant.es récent.es, se traduit par une augmentation de 6% du nombre de personnes admissibles aux prestations d’assurance-chômage. Si ce changement est bien accueilli, les groupes de défense des sans-emploi déplorent que le gouvernement n’aille pas au bout de la logique et supprime la règle variable d’admissibilité en fonction des régions et du taux de chômage.

Une deuxième amélioration faite par le gouvernement Trudeau concerne le délai de carence, soit la période où les prestataires ne peuvent être payés au début de leur demande d’assurance-chômage. À partir de janvier 2017 le délai de carence passe de 2 à 1 semaine, une modification freinant l’appauvrissement des travailleur.ses, quoi que l’élimination totale du délai de carence aurait été préférable.

Quant à l’abolition de l’infâme réforme des conservateurs, elle n’a finalement lieu qu’à moitié. Le gouvernement Trudeau abolit les nouvelles dispositions sur la disponibilité qui punissait les chômeur.ses fréquent.es et les obligeait à trouver un emploi à rabais. Les libéraux maintiennent toutefois en place le Tribunal de la sécurité sociale, un tribunal à l’époque lent et opaque, qui décourage les sans-emploi de contester des refus de prestations et les poussent vers le cheap labour, faute de pouvoir toucher leurs prestations dans un temps raisonnable.

Aussi, bien que cela n’ait pas fait de vague dans les médias, un budget de 21 millions $ est accordé en 2016 au Service des enquêtes. La chasse aux fraudeurs (moins de 1% des demandes depuis plus de 40 ans) se poursuit donc malgré les améliorations au régime.

Des changements à la pièce (2017-2019)

Si la promesse de vaste réforme semble être abandonnée, le ministre attitré au dossier, Jean-Yves Duclos, opère tout de même plusieurs changements.

Notons la création du Programme de formation pour les travailleurs de longue date qui permet à certain.es travailleur.ses d’étudier à temps plein tout en touchant leurs prestations. On vise à permettre une meilleur requalification et formation de la main-d’œuvre et ainsi compléter les mesures d’employabilité provinciales, qui ne couvrent pas un nombre important de formations, notamment l’éducation post-secondaire. Si le programme admet un large éventail de formations, il faut cependant être un « travailleur de longue date » pour y avoir accès. Ceci signifie avoir travaillé de façon importante dans les 10 dernières années et avoir demandé très peu de prestations d’assurance-chômage. On évacue ainsi les précaires, les saisonniers et les immigrant.es récent.es, qui ne peuvent se franciser tout en recevant une prestation de remplacement de revenu. Et qui souvent abandonneront leur francisation pour survivre, faute de pouvoir toucher l’assurance-chômage.

En décembre 2017, le ministre Duclos annonce la création de deux nouvelles prestations visant les proches aidant.es, jusque-là exclu.es du régime. La « prestation pour adulte gravement malade » permet de toucher un maximum de 15 semaines et la « prestation pour enfant gravement malade », 35 semaines. Plusieurs critiques se font entendre, notamment sur la disparité de traitement dépendamment de l’âge de la personne dont les proches aidant.es s’occupent. Aussi, la vie de la personne doit être en danger, ce qui exclut les proches aidant.es de personnes ayant des maladies chroniques. Les groupes de chômeur.ses ajoutent aussi que le régime d’assurance-chômage n’a pas été créé dans ce but. Si personne n’est contre la vertu, plusieurs pensent que ces prestations ne devraient pas relever du programme d’assurance-emploi et qu’une multitude de prestations dites spéciales ont été créées au fil des années, alors que les prestations régulières pour les travailleur.ses au chômage n’ont pas été bonifiées depuis 1971.

À partir de 2017, le gouvernement Trudeau examine en profondeur le Tribunal de la sécurité sociale, en grande partie grâce à aux récriminations des groupes de chômeur.ses. Il mandate la firme KPMG pour faire des recommandations quant à l’avenir du tribunal. KPMG, qui est loin d’être reconnue pour ses idées progressistes, confirme que le TSS est une structure plus distante que son prédécesseur, le conseil arbitral, et qu’il n’est pas suffisamment équitable, transparent, accessible et efficace. Après quelques années de silence sur le sujet, la ministre Carla Qualtrough dépose en 2022 un projet de loi pour créer le Conseil d’appels en assurance-emploi, un tribunal tripartite de proximité appelé à remplacer le Tribunal de la sécurité sociale. Ce dernier entrera finalement en exercice à l’automne 2025. Une belle victoire issue d’lutte initiée en 2012 !

La pandémie et les mesures spéciales (2020 – 2022)

En 2020, la pandémie de covid-19 force le gouvernement Trudeau à faire un constat d’échec devant un programme d’assurance-emploi déficient et donc complètement inadapté pour faire face à la crise. Pour répondre à l’urgence, le gouvernement met rapidement en place une série de mesures, incluant la Prestation canadienne d’urgence (PCU). Si les milieux patronaux ont décrié la mesure et ces excès, il n’en demeure pas moins qu’elle a permis à des millions de Canadien.nes de ne pas sombrer dans la pauvreté et le dénuement. Et de ne pas entraîner avec eux l’ensemble de l’économie du pays, selon le gouverneur de la Banque du Canada de l’époque, Stephen Poloz.

En octobre 2020, la PCU prend fin et on annonce le retour du programme d’assurance-emploi, mais avec des mesures spéciales de transition pour sortir de la crise. Ainsi, pendant plus de deux ans, nous avons eu droit à un régime spécial plus humain où, entre autres, le seuil de prestations minimal a été de 500 $ par semaine, le nombre d’heures travaillées dans la dernière année exigé pour être admissible a été diminué à 120, puis à 420 et chaque prestataire avait droit à 50 semaines de prestations. Les mesures de transition pandémique ont été en vigueur jusqu’au 24 septembre 2022.

Parallèlement, dès l’automne 2020, le gouvernement Trudeau annonce le début d’un vaste chantier pour réformer le programme d’assurance-emploi à long terme. Le ministre Duclos déclare même en entrevue au Soleil :  « On savait que le filet de l’assurance emploi était un peu trop percé, ne couvrait pas assez grand, mais on n’a pas procédé assez rapidement à sa réforme. On peut et on doit faire encore mieux ». En 2021, à l’aube du troisième mandat Trudeau, la ministre Carla Qualtrough reçoit la directive de procéder à la réforme dans sa lettre de mandat. Tous les espoirs sont permis!

Une promesse de réforme abandonnée et des mesures sexistes maintenues (2022-…)

En décembre 2022, le gouvernement fait passer le nombre maximum de semaines de prestations maladie qu’on peut recevoir de 15 à 26. Outre ce changement, les trois dernières années du règne de Justin Trudeau sont marquées par la passivité et l’abandon de toute ambition d’enfin réformer le programme d’assurance-emploi. Certes, dès 2021 des consultations auprès des partenaires du milieu sont tenues concernant la réforme annoncée. Ce sont cependant des consultations très peu publicisées, dont certains volets se sont déroulés sur invitation seulement. Le tout, sans qu’aucune proposition précise ou réelle déclaration d’intention ne soit faite par le gouvernement. Le résultat des consultations ne nous éclaire pas davantage, présentant en quelque sorte une liste d’épicerie éclectique des demandes et réflexions des milieux patronal, syndical et communautaire. Après cela, on entendra plus parler de cette réforme pourtant annoncée en grande pompe.

Avec le recul, on comprend maintenant que le changement de ministre en juillet 2023 aura définitivement enterré cette réforme, sans que son abandon ne soit jamais officialisé. En effet, lorsque Randy Boissonnault succède à Carla Qualtrough à la tête du ministère de l’Emploi et du Développement social, plusieurs ex-hauts fonctionnaires de l’administration conservatrice de Stephen Harper reprennent du galon. Ainsi disparaît tout espoir que la réforme tant entendue soit exécutée et que l’on puisse corriger les effets des changements législatifs apportés de 1975 à 1996, qui avaient fait fondre comme neige au soleil la protection offerte par l’assurance-chômage. La démission du ministre Boissonnault en novembre 2024 à la suite d’une série d’allégations de manquements éthiques graves, son remplacement par Ginette Petitpas Taylor pour à peine un mois, et  la nomination de Steven Mackinnon dans un contexte pré-électoral et de guerre tarifaire auront définitivement enterré toute possibilité de changements au régime.

Finalement, la fin de règne de Trudeau sera marquée par son inaction dans le dossier de la discrimination vécue par les femmes qui sont privées de prestations d’assurance-emploi si elles perdent leur emploi durant ou après leur congé de maternité. Rappelons que ce refus d’accorder une protection en cas de chômage aux nouvelles mères perpétue les iniquités vécues par les femmes sur le marché du travail. L’ancienne ministre Carla Qualtrough, avait publiquement déclaré qu’elle travaillait à mettre fin à cette mesure sexiste et que c’était même sa principale préoccupation. Questionné sur ce dossier en février 2024 à la Chambre des communes, son successeur, Randy Boissonnault, a plutôt déclaré qu’il n’interviendrait pas tant que le dossier serait devant les tribunaux, condamnant les parties à s’affronter en justice jusqu’en Cour suprême. Cette réponse ne tient pas la route, de nombreux cas de discrimination en vertu de la Charte canadienne faisant l’objet de recours en justice ayant été par le passé réglés par des interventions législative à la Chambre des communes. Pour un gouvernement s’autoproclamant féministe depuis 10 ans, ce refus d’agir représente une sérieuse tache à sa feuille de route.

Quel bilan?

Il s’agit donc d’un bilan en demi-teinte. D’un côté, on doit saluer les améliorations apportées (abolition de la catégorie de « nouvel arrivant », diminution du délai de carence, création des prestations pour proches aidants et du programme de formation pour travailleurs de longue date, augmentation des prestations maladie et création d’un nouveau tribunal) et la réponse rapide du fédéral à la crise créée par la pandémie de Covid-19 de 2020 à 2022.

De l’autre, on ne peut que regretter un grand rendez-vous manqué. Si les constats sur la lourdeur, la complexité et l’inaccessibilité du régime étaient unanimes, le gouvernement Trudeau n’aura finalement répondu à ces aveux d’échec qu’avec des mesures temporaires et des changements à la pièce. Le programme est toujours soutenu par une infrastructure informatique vétuste, les délais sont grands et des fonctionnaires trop peu nombreux et mal formé.es. Aucune solution pérenne n’a été apporté pour éliminer le trou noir qui afflige l’industrie saisonnière. Les travailleur.ses précaires (femmes, jeunes, aîné.es, immigrant.es) ont toujours plus de mal à accéder aux prestations d’un programme qui perpétue et aggrave les inégalités du marché du travail au lieu de les soulager.

Reste maintenant à voir quelle sera la volonté politique de réformer l’assurance-chômage pour d’éventuelles administrations Poilièvre ou Carney.  Si l’on peut espérer des mesures temporaires pour faire face à la guerre commerciale avec les États-Unis, la perspective d’une réforme permanente semble, elle, appartenir à un progressisme révolu sur la scène fédérale, du moins pour un temps. Bonnes élections…

Pour toutes les nouvelles sur le chômage et nos mobilisations, analyses et revendications, consultez les Actualités.