Au troisième étage d’un petit immeuble de Montréal, Jérémie Dhavernas croise les bras et désigne du menton son écran d’ordinateur. «Si t’es un chômeur ou une chômeuse et qu’on te présente ce tableau résumant les modalités d’accès à tes droits, tu saignes du nez !» grince cet avocat du Mouvement action chômage (MAC) de la ville, un organisme de défense des droits des chômeurs. Chaque mardi, il organise des sessions d’informations ouvertes à toutes et tous. Mettant de côté le tableau à multiples entrées, l’avocat vulgarise comme il peut le système d’allocation-emploi canadien : «Le taux de chômage de ta région économique [il en existe 62, ndlr], va déterminer le minimum d’heures qu’il est nécessaire d’avoir travaillé les douze derniers mois pour être éligible et le nombre de semaines minimum d’allocations.»
Absurde
Dans chaque région, chaque mois, le niveau de chômage sert à déterminer la «norme variable d’accessibilité». Un principe mis en place par le Premier ministre Pierre-Eliott Trudeau en 1978. En octobre, un chômeur montréalais, où le taux de chômage est bas, devra ainsi travailler 700 heures pour obtenir quatorze semaines de rémunération, à 55% de son salaire. En Gaspésie, à 750 km de Montréal, c’est l’inverse : le fort taux de chômage donne accès à quatorze semaines de prestations, pour 525 heures travaillées. Sur le papier, cela ressemble au modèle de l’assurance-chômage qu’encensait Emmanuel Macron durant la campagne présidentielle, «plus stricte quand trop d’emplois sont non pourvus, plus généreuse quand le chômage est élevé». Le gouvernement français ne se cache d’ailleurs pas de cette source d’inspiration outre-Atlantique, citée dans la feuille de cadrage qu’il a récemment envoyée aux organisations patronales et syndicales, dans le cadre de la concertation visant à réformer les règles d’indemnisation des demandeurs d’emploi. Mais s’il s’intéresse de près à la «contracyclicité des règles d’indemnisation» canadienne, il semble plus hésitant à adopter le principe de territorialisation, jugé «complexe».
Depuis son bureau, Jérémie Dhavernas est confronté chaque semaine aux méandres du modèle canadien, qui virent parfois à l’absurde. Pour une raison simple : sur le terrain, les réalités sont diverses, et ne peuvent être résumées à un taux de chômage moyen. «Au niveau d’une ville comme Montréal, un secteur d’activité peut être à 1% de chômage et un autre à 20%», explique-t-il. C’est le principe d’une moyenne : elle gomme les situations particulières et simplifie le narratif. Un chômeur qui ne trouve pas d’emploi dans une région à 3% de chômage ne le serait que par choix. «J’avais un monsieur qui faisait des décors pour les cinémas, un secteur en difficulté. On lui disait qu’il y avait une pénurie de main-d’œuvre dans la restauration dans la région, et il répondait : “J’ai 62 ans, je suis un artisan, tu veux que j’aille travailler pour 14 dollars de l’heure en cuisine, de quoi tu me parles ?”» se souvient le membre du MAC.
«Il n’y a rien qui bouge»
Dans d’autres sous-régions de la province du Québec, la territorialisation de l’assurance-emploi conduit à des situations étonnantes. «On a déjà eu deux travailleurs licenciés d’une même usine et d’un même poste, mais qui habitaient d’un côté et de l’autre d’une frontière régionale. Avec les mêmes 500 heures travaillées, l’un a eu vingt-trois semaines de prestations, l’autre, aucune», soupire l’avocat.
Pierre Laliberté connaît bien l’enjeu. Il est le commissaire des travailleurs à la Commission de l’assurance-emploi du Canada, l’organisme chargé d’évaluer le système pour le gouvernement canadien et l’Assemblée, notamment sur le tracé des régions, pour qu’elles soient le plus homogènes possible. Mais les députés canadiens, qui pourraient modifier la carte, s’y refusent depuis plus de quarante ans. «En dépit de nos recommandations, il n’y a rien qui bouge. Il y a une énorme inertie du système, qui vient de l’inertie politique : aucun député ne veut modifier sa région, de peur de perdre une partie de son électorat si le changement lui est défavorable», regrette Pierre Laliberté. Pour le commissaire des travailleurs, les gouvernements successifs avaient une idée en tête en liant le PIB au taux de chômage : «restreindre le recours au chômage. C’est bien de ça dont il s’agit.» Le Mouvement action chômage de Montréal, lui, veut sortir de ce système et a une revendication claire : une assurance-emploi universelle pour tous les Canadiens, avec trente-cinq semaines de prestations dès 350 heures travaillées. Soit une uniformisation par le haut de l’assurance-emploi, sur tout le territoire, pour simplifier le système.