Les quotas ou le régime minceur de l’assurance-chômage

Interventions médiatiques | 16 décembre

Voici une lettre d’opinion parue aujourd’hui dans le journal Le Droit et écrite par Yannick Marcoux, un travailleur ayant reçu l’aide du Mouvement Action-Chômage de Montréal.

OPINION / Quel est ce pays que nous entretenons? Est-ce une société prête à se soutenir, à poursuivre un bonheur collectif et une vie décente pour toutes et tous, ou n’est-ce plus qu’un état-technocratique auquel chacun.e doit participer, quitte à se saigner jusqu’à n’être plus capable de souffler et, plus pragmatiquement, de boucler la fin du mois?

Voilà de bien grandes questions, j’en conviens, que les aléas du quotidien rendent parfois difficiles à considérer. Nous souscrivons par défaut à un système – le capitalisme –, et il me semble parfois que nous nous croyons à l’abri de ses excès. Si souvent, notre apport à la communauté se mesure d’abord en dollars, en heures de travail et en services rendus aux entreprises. N’y a-t-il pas d’autres moyens de participer à la collectivité? Comment se fait-il que nos institutions et, encore plus alarmant, les filets sociaux que l’on s’est dotés, ne reconnaissent comme valable qu’un seul schéma de vie?

J’aimerais m’attarder ici à notre régime d’assurance-chômage, sensé nous venir en aide en situations de grande nécessité. Ce régime que le gouvernement libéral a fallacieusement rebaptisé assurance-emploi, en 1996, geste symbolique abolissant la reconnaissance du chômage, état malheureux, certes, mais le plus souvent, inévitable.

Permettez-moi quand même de parler leur langage un instant : celui des chiffres. À sa création en 1940, l’assurance-chômage n’était accessible qu’à 42 % de la population active, protection qui, au prix de plusieurs luttes, a atteint 96 % en 1971. Depuis, c’est la débandade. De multiples réformes engagées tour à tour par les libéraux et les conservateurs ont contribué à le saper, si bien que depuis 2012-2013, c’est moins de 40 % des chômeurs qui ont eu accès aux prestations. En dépit de quelques mesures atténuantes adoptées par le gouvernement Trudeau, le régime d’assurance-chômage multiplie les injustices.

Un cas de figure

J’ai tout récemment pu constater l’ampleur du préjudice étant forcé à un arrêt de travail par suite d’une opération à une hernie inguinale. Remplissant dûment le formulaire et fournissant les documents nécessaires, j’ai procédé à ma demande d’assurance-chômage. Je suis serveur-barman et j’avais, dans la dernière année, cumulée suffisamment d’heures pour avoir accès au chômage. J’étais convaincu que ce n’était qu’une formalité, mais c’était sans compter que les agents de Service Canada sont mandatés de trouver une faille dans les dossiers.

La faille, dans mon cas, est que je suis aussi travailleur autonome. J’écris. Par passion – peut-il de toute façon en être autrement? –, mais aussi pour quelques écus. Et même si ma demande ne concernait pas mon occupation de travailleur autonome, mais bien un arrêt maladie de mon emploi salarié, cette situation créait un flou à mon dossier, qui est alors passé dans l’immense pile de l’incertitude.

Sans qu’on puisse m’expliquer le lien entre mon travail autonome et mon arrêt forcé par suite d’une opération, j’ai subi un interrogatoire. Il leur semblait inexplicable que je ne travaille qu’à temps partiel comme salarié, flirtant ainsi avec le seuil de la pauvreté, pas plus qu’il ne semblait justifiable que je veuille travailler moins pour être plus présent à la maison, me permettant d’être davantage avec mon garçon de cinq mois et, se faisant, donner un coup de main à ma blonde. Après tout, je ne réclamais du chômage que pour mon travail à temps partiel. Suis-je un fraudeur, un profiteur et un paresseux, parce que je choisis la vie plutôt que l’argent?

Trente-cinq jours après avoir soumis ma demande, j’ai reçu un avis de refus. Je n’avais pas réussi à faire la preuve que j’aurais pu travailler si je n’avais pas été malade, a-t-on écrit sur un avis reçu par la poste. Le fait que j’aie le même emploi depuis 12 ans, boulot que j’avais d’ailleurs repris entretemps, dans les délais prescrits par mon arrêt de travail, semblait ne pas être une preuve suffisante. C’était à n’y rien comprendre.

Il m’a fallu attendre une autre semaine pour réussir à joindre l’agente qui avait pris la décision – elle m’avait pourtant indiqué qu’elle m’appellerait advenant un refus –, celle-ci me faisant comprendre que mon travail autonome faisait obstruction à mon emploi – j’aurais, selon elle, dû travailler à temps-plein – et me rendait non-éligible aux prestations de chômage.

J’ai lu la loi. Je l’ai relue. C’était pénible à lire, croyez-moi, mais je n’ai rien trouvé qui confirme ses propos. J’ai contesté la décision, écrit ma lettre d’explication et, avant de l’envoyer, j’ai été rencontrer le Mouvement Action-Chômage de Montréal, un organisme communautaire qui informe et défend les gens sans-emploi tout en visant la sauvegarde et l’amélioration du régime d’assurance-chômage.

Il m’a fallu attendre un autre mois, au terme duquel j’ai finalement parlé à l’inspectrice qui a hérité de mon dossier en appel. Elle m’a posé quelques questions d’usage, pris acte que mon dossier était en règle et, sans qu’elle ne le verbalise ainsi, a semblé surprise que ma demande ait d’abord été refusée. Quelques jours plus tard, elle a renversé la décision en ma faveur.

Hélas, mon cas n’avait rien d’exceptionnel. L’an dernier, le MAC est parvenu à renverser la décision de 71 % des 109 dossiers de révision qu’il a pris en charge. Et encore, aux 25 cas qui se sont rendus au Tribunal de la sécurité sociale (TSS), il a gagné 84% de ses causes. D’autres comme moi ont ainsi pu éviter les dérives du système, mais combien de gens sans-emploi, voyant leur dossier essuyer un premier refus, se sont résignés, faute de temps et de ressources? Combien ont-ils été ainsi privés de leurs droits? Et surtout, pourquoi leurs dossiers avaient-ils d’abord été refusés?

Couper avant tout

« La mesure d’évaluation de notre travail, c’est l’argent qu’on fait économiser au gouvernement », confiait il n’y a pas si longtemps, au Devoir, un employé des « services d’intégrité » de Service Canada. La pression de la direction de l’assurance-chômage est forte sur leurs employés et l’existence de quotas à respecter a été plus d’une fois démontrée. Tandis que certains y prennent goût – les histoires d’horreur sont nombreuses, hélas, où le pouvoir a transformé des gens en bourreaux –, plusieurs ressentent un malaise. Au cas très médiatisé de Sylvie Therrien, cette ex-fonctionnaire de Service Canada congédiée pour avoir dénoncé ces fameux quotas, plusieurs voix s’ajoutent, souvent anonymement, pour décrier ce régime qui a oublié sa raison d’être.

Le gouvernement n’investit pourtant pas un sou dans l’assurance-chômage, financé exclusivement par la cotisation obligatoire des employés et employeurs. Par quel détournement l’a-t-on transformé en appareil alambiqué, discrétionnaire et réprobateur, où l’économie prime sur le bien-être des citoyens?

Pour bien mesurer l’ampleur du désastre, il faudrait considérer ces dossiers, pourtant en règle, qui mettent des mois à être traités, des retards auxquels s’ajoutent les délais de révision et de contestation, dans le cas où les demandes sont refusées. Des situations qui mettent jusqu’à six mois avant de recevoir une décision finale. Six mois pendant lesquels on ne touche pas un rond.

Il faudrait aussi prendre le temps de raconter toutes ces histoires d’horreurs, toutes ces luttes qui doivent être menées pour corriger des injustices, comme ces femmes privées de prestations de chômage parce qu’elles ont perdu leur emploi au retour de leur congé de maternité. La faille de leur dossier? On refuse de reconnaître les heures de travail qu’elles ont cumulées avant leur congé de maternité parce qu’elles n’entrent pas dans leur période de référence de 52 semaines.

La liste est longue, trop longue où, en place d’une procédure obligée menant à l’obtention d’une aide légitime, la situation se présente tel un combat. Dans mon cas, ayant reçu l’aide demandée, on pourrait croire que j’ai gagné, mais il n’en est rien. J’ai perdu du temps, évidemment, mais j’ai surtout perdu confiance en nos institutions. C’est ce genre d’outrage qui défait le tissu social et décourage les citoyens de contribuer aux régimes collectifs.

Pire encore, tout au long du processus, on a douté de moi. Tous les jours, de la même façon, on doute d’honnêtes citoyens qui, dans une période de vulnérabilité, doivent se défendre contre un système qui leur fait porter le fardeau de la honte, faisant planer sur leur tête une présomption de mauvaise foi. Sommes-nous devenus des fraudeurs jusqu’à preuve du contraire?

Yannick Marcoux

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